Mutabar Tadjibayeva, réfugiée politique en France et rescapée des geôles ouzbèkes
6000 kilomètres séparent la banlieue parisienne de la vallée du Ferghana. Mutabar Tadjibayeva pourrait facilement se faire oublier de l’Ouzbékistan. Mais cette réfugiée politique, victime de torture et de mauvais traitements dénoncés récemment par le Comité des droits de l’homme de l’ONU, n’est pas en France pour se cacher.
À Savigny-sur-Orge, la fenêtre de son petit appartement donne sur un parking. La vue est limitée par un immeuble. Rien à voir avec l’immensité et les sommets enneigés de la vallée du Ferghana, la région natale de Mutabar Tadjibayeva, située à l’extrême-est de l’Ouzbékistan. Mais la banlieue parisienne est beaucoup plus paisible, moins turbulente. En esquissant un sourire espiègle, l’Ouzbèke de 53 ans s’amuse : «Je viens d’une région militante. Quand le président Karimov se lève le matin, il se demande : tout va bien à Ferghana?»
Né en 1962, à Marguilan, Mutabar Tadjibayeva n’a pas toujours été une dissidente. Elle a d’abord été ouvrière dans une usine de soie, avant de travailler comme fonctionnaire dans les années 80. «Je travaillais pour le gouvernement, pas contre. Tout ce que je voulais, c’était appliquer la loi», raconte l’exilée. Mais dans les années 1990, après le passage de l’Ouzbékistan d’une république soviétique à un pays indépendant, elle découvre le journalisme et écrit sur des sujets qui minent le régime d’Islam Karimov, comme la corruption. Ce dernier est à la tête de l’Ouzbékistan depuis presque 26 ans. Le 30 mars dernier, l’homme de 77 ans a été réélu avec plus de 90% des voix.
«Les médias n’osaient même plus travailler avec moi»
En 2000, Mutabar fonde aussi une organisation, le «Club des coeurs ardents», pour lutter contre la criminalité et la toxicomanie, fléau de l’Asie centrale post-soviétique. D’abord membre du parti au pouvoir, l’organisation découvre petit à petit les dérives des autorités en matière de droits humains. Mais la curiosité du club dérange. L’activiste dénonce : «Le gouvernement a commencé à faire de la propagande contre moi et mon organisation.» Mutabar affirme avoir été sous surveillance et avoir utilisé un pseudonyme durant sa dernière année en tant que journaliste. «Les médias n’osaient même plus travailler avec moi», ajoute-t-elle, frustrée. Dans son dernier classement de la liberté de la presse, l’organisation Reporters sans frontières classe l’Ouzbékistan 166ème sur 180 pays, deux rangs derrière l’Arabie saoudite.
D’abord sous forme de propagande, la pression sur Mutabar prend ensuite une toute autre forme. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a publié un document en octobre dernier qui recense deux détentions particulièrement violentes. Le 1er juillet 2002, après une arrestation arbitraire, le chef et le chef-adjoint de la préfecture de police ont «battu (Mutabar) à l’aide d’une matraque, frappé sa tête contre la porte de sa cellule, déchiré ses vêtements et menacé de la violer». Le 15 avril 2005, cette menace se concrétise lors d’une garde à vue durant laquelle elle est violée par trois hommes jusqu’à ce qu’elle perdre connaissance. Le Comité des droits de l’homme demande aujourd’hui à l’Ouzbékistan une enquête indépendante et des poursuites criminelles contre les responsables de ces actes.
Le massacre d’Andijan
La vallée natale de Mutabar, zone la plus densément peuplée d’Asie centrale, est le poil à gratter du président Karimov. C’est dans cette région militante que tout a basculé, le 13 mai 2005. Ce jour-là, Mutabar reçoit un appel d’un ami témoin d’un soulèvement à Andijan. À l’autre bout du fil, une voix alarmante : «l se passe quelque chose ici. Tu dois venir!»
Mais la journaliste n’aura pas le temps de se rendre sur les lieux. Quelques minutes plus tard, elle reçoit un autre appel : «C’était le ministère des Affaires étrangères. On m’interdisait de sortir de chez moi et m’annonçait que la police allait venir me chercher », raconte Mutabar, qui passera les quatre prochains jours au commissariat.
Pendant ce temps, des hommes armés attaquent la prison d’Andijan pour libérer 23 hommes accusés d’«extrémisme religieux» dans un procès critiqué par la population depuis des mois. Après l’assaut, les habitants prennent la rue par milliers. Des micros sont installés sur la place publique. On prend la parole pour dénoncer la pauvreté, le chômage, la corruption des autorités locales et les arrestations arbitraires. Mais la colère populaire est rapidement réprimée dans un bain de sang. Les autorités ouzbèkes tirent sur la foule. Un rapport de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) évalue le bilan entre 300 et 500 morts. Le pouvoir, qui refuse toujours une enquête réclamée par les Nations unies, juge le bilan de cet «acte terroriste» à 176 morts, dont 79 «terroristes».
2 ans et 8 mois d’«enfer»
Après le drame, le massacre d’Andijan devient le cheval de bataille de Mutabar, auteure d’un rapport de 200 pages sur les évènements. Mais le 7 octobre 2005, alors qu’elle s’apprête à prendre un vol pour une conférence internationale sur les droits humains à Dublin, elle est arrêtée. Accusée d’«extrémisme» et d’«organisation illégale», elle est condamnée à huit ans de prison lors d’un procès sous haute surveillance. Elle explique le stratagème pour limiter les protestations : «Selon la loi ouzbèke, le procès doit être fait dans la région où les crimes ont été commis, mais ils m’ont emmenée dans une autre région pour éviter les manifestations. Ils ont bloqué les routes et les habitants ne pouvaient pas sortir.»
Mutabar décrit son emprisonnement à la prison pour femmes de Tachkent comme un «enfer». Elle raconte avoir passé 112 jours en isolement dans une petite cellule en béton, parfois en plein hiver. «Je n’avais pas de vêtements chauds et on laissait la fenêtre ouverte», décrit l’ex-prisonnière. Régulièrement, les gardes lui offre une libération en échange d’aveux. Mutabar s’offusque : «Je devais signer une déclaration pour avouer que j’étais une terroriste financée par les occidentaux!».
Entêtée, la femme refuse toujours de signer, malgré l’isolement, mais aussi la torture. En mars 2008, la dissidente affirme avoir subit l’irréparable. Elle aurait été emmenée sur une table d’opération sans explications. «Quand je me suis réveillé, on m’avait enlevé l’utérus», relate Mutabar. Dans son rapport, le Comité des droits de l’homme remarque que, 8 ans plus tard, les autorités ouzbèkes n’ont toujours pas fourni d’explications à cette «stérilisation forcée».
La clé de la liberté
En novembre 2008, alors qu’elle est affaiblie par deux ans et huit mois de détention et de mauvais traitements, Mutabar obtient le prix Martin Ennals pour les défenseurs des droits de l’homme. «Ce prix a été la clé de ma liberté», explique-t-elle. Devenue une figure connue à l’extérieur du pays, le pouvoir décide de la libérer.
Aujourd’hui, la militante est réfugiée en France, où elle a toujours besoin d’un suivi médical au centre Primo Levi de Paris, destiné aux victimes de torture et de violence politique. Les séquelles de son séjour dans les geôles ouzbèkes sont nombreuses : troubles de la vue, dépression, diabète et anxiété.
Mutabar a déplacé le siège du «Club des coeurs ardents» dans son petit appartement de Savigny-sur-Orge. De Paris à Oslo, en passant par Dublin et Paris, elle dénonce sur toutes les tribunes la corruption, la torture, les arrestations arbitraires et autres méfaits du régime ouzbek. La militante vit avec sa fille de 29 ans, mère de trois enfants. Deux d’entre eux n’ont jamais vu leur pays. «J’espère qu’ils pourront retourner en Ouzbékistan un jour», sourit Mutabar, avant d’ajouter : «quand ce sera une démocratie».
Pierre Tremblay
Journaliste pour Novastan.org à Paris
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