La princesse ouzbèke et le dictateur
Asie centrale. Chanteuse, styliste, femme d’affaires… Gulnara Karimova lorgne sur le trône de son père.
Elle prend une pose inspirée. Ferme les yeux, dodeline de la tête, laisse la caméra filmer en gros plan ses lèvres charnues et brillantes. Et puis elle entonne sa dernière chanson, baptisée « Le ciel se tait ». Des paroles vides de sens. »Le jour s’achève mais le soleil se lèvera… Tout ça c’est le destin. »
A ses côtés, Gérard Depardieu fixe son texte, concentré à l’excès. Prêt à déclamer une ode. Et les mots sortent. Tout aussi insipides: « Te pardonner, avant, je n’ai pas pu mais maintenant, je te pardonne tout. Et jusqu’au bout. » Fin du clip. La belle est ravie. Elle tend sa main à l’acteur français devenu citoyen russe en janvier, lequel s’empresse de la baiser. Ce dernier lui promet même de revenir et de participer au tournage de l’un de ses films sur la vie d’un moine du Ve siècle… Moyennant un cachet, dit-on, de plus de 3 millions d’euros.
On ne refuse rien à Gulnara Karimova. Tour à tour chanteuse pop, styliste de mode, propriétaire de marques de parfums et de bijoux. Elle est si sensuelle avec sa chevelure ondulée et ses airs enamourés de princesse Diana. Et si riche… C’est la fille aînée d’Islam Karimov, le président d’Ouzbékistan, une ex-république soviétique de 30 millions d’habitants majoritairement musulmans, logée au coeur de l’Asiecentrale.
Un paradis culturel pour les touristes venus visiter les mausolées de Samarcande, mais un enfer pour les opposants au régime. Car le papa de Gulnara est un dictateur sanguinaire. En 2005, il a ordonné à ses troupes de tirer sur une foule de manifestants islamistes et séparatistes à Andijan.
Bilan: près de 1 000 morts, parmi lesquels des femmes et des enfants. Et plus de 2 000 prisonniers politiques croupissent dans ses geôles. Quand ils ne meurent pas sous la torture… Craig Murray, un ancien ambassadeur britannique en poste à Tachkent, a soumis un jour à des experts les photos du corps d’un supplicié dont les ongles avaient été arrachés. Conclusion du laboratoire: individu plongé dans « un liquide bouillant ».
Un non-sujet pour Gulnara. »Je n’essaie jamais de m’impliquer dans quelque chose que je ne connais pas bien », dit-elle. Certes, mais la princesse ouzbèke de 40 ans, successivement vice-ministre des Affaires étrangères, ambassadrice en Espagne et représentante auprès de l’Onu à Genève, nourrit une ambition : succéder à son père. Car le tyran de 75 ans, au pouvoir depuis vingt-deux ans, faiblit. Le 19 mars, il aurait été victime d’une attaque cardiaque. Un accident survenu à la suite d’une danse exécutée pendant vingt minutes lors de la fête de l’équinoxe.
L’heure de Gulnara? Pas sûr. »Elle fait campagne mais elle mobilise contre elle la quasi-totalité des clans au pouvoir », souligne Shahida Toulaganova, une journaliste d’opposition installée à Londres.
« Elle est pire que son père, doté, lui, d’un minimum d’intelligence politique », renchérit Mutabar Tadjibayeva, une dissidente réfugiée en France et qui a enduré mille souffrances dans les prisons de Tachkent, dont une ablation forcée de l’utérus.
Haïe. Dès 2005, Washington tire la sonnette d’alarme. »C’est la personne la plus détestée du pays », prévient une note confidentielle révélée par WikiLeaks.
Pour une raison simple: « Elle se sert de son père pour écraser les milieux d’affaires et tous ceux qui se dressent sur son chemin », poursuit la note. Restauration, banques, immobilier, gaz, télécoms, or… Son nom apparaît dans tous les contrats clés, parfois aux côtés de ceux de chefs mafieux. Au point que sa fortune oscillerait entre 1 et 3 milliards de dollars. »Elle n’en a jamais assez, raconte un diplomate.Dès qu’une affaire prospère, elle tente de la récupérer. »
Dernier exemple: le business du sucre. Fin mars, Bakhodir Karimjonov, un gros distributeur local, reçoit la visite de la police. On lui présente son dossier : évasion fiscale, abus d’autorité, constitution d’un groupe criminel. Tarif ? Vingt ans de prison. L’intéressé a le temps de fuir à Dubai, mais l’ombre de Gulnara plane désormais sur son affaire.
La « poétesse », « la beauté ouzbèke », telle qu’elle se décrit sur son site officiel, peut aussi tomber sur un os. Depuis un an, elle tente de mettre la main sur 480 millions d’euros bloqués sur des comptes de la banque privée Lombard Odier de Genève. Deux de ses hommes de main ont même fait un séjour en prison. La justice suisse les soupçonne de blanchiment lors de l’attribution d’une licence téléphonique en Ouzbékistan.
Menaces et excès. Rien, cependant, n’arrête Gulnara. Son premier coup d’éclat remonte à 2002, date de son divorce avec Mansur Maqsudi, un Américano-Afghan, propriétaire de l’usine de Coca-Cola en Ouzbékistan. Elle a 29 ans et le couple se sépare après dix ans de mariage.
« C’était un musulman moraliste », dira celle qui adore alors danser sur les tables des boîtes de nuit au milieu des alcools. »Elle se baignait en string dans la piscine à côté de ses deux gardes du corps allongés au soleil, déplorera le mari.Lors d’un voyage à Londres, je l’ai vuesortir 230 000 dollars en cash pour s’acheter des bijoux. J’étais choqué. Je lui ai demandé: « Mais d’où sors-tu cetargent? » Elle m’a répondu: « Oh, c’est ma mère! » »
Mansur lui intente un procès aux Etats-Unis pour récupérer la garde de ses deux enfants. La vengeance tombe : deux de ses oncles et un cousin sont emprisonnés en Ouzbékistan. Vingt-quatre autres membres de sa famille, dont sa grand-mère, sont même expulsés du pays. Quant à son usine, la famille Karimov s’en empare.
Depuis, Gulnara n’a jamais cessé ses frasques. Et ses intimidations. En 2007, elle s’amourache de Ruslan Chagaïev, le champion du monde de boxe ouzbek. Elle le harcèle. Exige qu’il divorce. Redoutant des représailles contre sa famille, le sportif y consent. Une procédure est engagée. Mais, au moment de signer les documents, il s’enfuit en Allemagne avec sa femme enceinte et son fils.
Farhod Inogambaïev a lui aussi choisi l’exil pour échapper à la terreur. C’est l’ancien assistant personnel de Gulnara. L’homme qui l’a aidée à monter ses premières sociétés off-shore. A l’époque du divorce de la « princesse », il reçoit la visite de gros bras chargés de lui faire signer de faux témoignages. Il craque.
En 2003, il se réfugie aux Etats-Unis. Et se lâche contre son ancienne patronne. Il l’accuse de siphonner des dizaines de millions de dollars des entreprises ouzbèkes et de diriger un réseau de prostituées à destination de Dubai. Aujourd’hui encore, il masque mal sa peur au téléphone. « Je n’ai pas dit ça,élude-t-il.Je ne veux plus qu’on parle de moi. »
Les collaborateurs actuels de Gulnara vivent dans la même angoisse. Il suffit de joindre Anthony Bael, un ancien gendarme français chargé de veiller sur ses deux enfants scolarisés à Londres. »Oui, je travaille pour Gulnara… Euh, non, pour l’ambassade de l’Ouzbékistan » bredouille-t-il au téléphone avant de raccrocher.
L’appât du gain, il est vrai, ôte bien des scrupules à ceux qui la côtoient. Julio Iglesias, Rod Stewart et même Sting, le grand défenseur de l’environnement… Tous ont fait sa promotion et poussé la chansonnette à Tachkent contre des émoluments de plusieurs millions d’euros.
« Elle paie rubis sur l’ongle », reconnaît le parfumeur Bertrand Duchaufour, concepteur de deux de ses arômes. L’homme d’affaires français assure qu’il ignorait tout d’elle. « Je savais seulement qu’elle était milliardaire », dit-il. Signer un nouveau contrat ? »Pas question. Je ne veux pas d’emmerdes! »
Pour l’heure, c’est le président Karimov que sa fille contrarie. »Il a appris l’existence de photos à caractère sexuel prises lors d’un séjour de Gulnara en Russie. Il l’a appelée et l’a incendiée au téléphone », affirme Muhammad Solih, à la tête du Mouvement populaire d’Ouzbékistan, un parti d’opposition basé en Norvège. Plutôt malvenu. La belle n’a pas encore gagné sa couronne de despote…
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