Je savais que ça allait être dangereux mais malgré le danger pour ma vie, je voulais continuer parce que je ne pouvais pas supporter l’injustice!
Le parcours de Mutabar Tadjibaeva est un modèle de courage et de détermination. En 2006, sa lutte acharnée pour la défense des droits de l’homme en Ouzbékistan lui vaut d’être déclarée «ennemie du peuple» et d’être condamnée à huit ans d’emprisonnement. Libérée au terme de 970 jours de détention, au cours desquels elle est victime de tortures et de privations multiples, elle est aujourd’hui réfugiée en France d’où elle poursuit sans relâche son combat.
Un combat inscrit dans les gènes
Je crois que ce combat est inscrit dans mes gènes. Les parents de ma mère ont été considérés sous le régime de Staline comme des ennemis
du peuple et ont été envoyés en Sibérie. Ma mère m’a raconté leur exil en Sibérie, combien c’était difficile pour les familles, et me parlait des personnes qui avaient été accusées d’être des ennemis du peuple. Ces histoires ont beaucoup influencé ma vision. Malgré cela, ma mère, et d’autres familles qui étaient en exil en Sibérie, ont participé à la Seconde Guerre mondiale comme partisans pour lutter contre les nazis.
C’est à cette époque-là que ma mère a rencontré mon père. Elle l’a découvert blessé dans les champs et l’a aidé, l’a ramené chez elle pour le soigner et, ensuite, ils ont formé une famille. Je pense que l’histoire de mon enfance a aussi influencé mon choix de devenir défenseur des droits de l’homme. Je suis issue d’une famille nombreuse : on était cinq filles et cinq garçons.
Mais mes parents ne m’ont pas donné la même place qu’aux autres enfants. J’étais toujours à l’écart de mes frères et sœurs. C’était à cause de mon caractère. J’étais toujours honnête, j’étais toujours directe, je voulais toujours lutter contre l’injustice et cela engendrait des conflits
entre mes frères et sœurs qui n’appréciaient pas toujours cela.
Aujourd’hui, je vois mon parcours comme le reflet de la vie de ma mère. Parce que sa famille a été envoyée en Sibérie, un autre monde pour elle. Elle a été accusée d’être ennemie du peuple, mais elle continuait à lutter pour la liberté de son pays sous la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, c’est pareil pour moi: je suis aussi dans un pays étranger, je continue à lutter pour mon pays alors que, dans mon pays, je suis considérée comme ennemie.
Le gouvernement continue à professer des calomnies contre moi alors que je lutte pour que mon pays puisse vivre en liberté. Et pas seulement contre la dictature de l’Ouzbékistan, mais aussi contre d’autres groupements extrémistes qui essaient de prendre le pouvoir et qui n’influenceront pas positivement mon pays.
Continuer en dépit du danger
En janvier 2000, j’ai décidé de créer, avec quatre autres femmes, l’association le «Club des cœurs ardents». Initialement, sa vocation était de lutter contre les trafiquants de drogue qui sévissaient dans la région et contre tous les
crimes qui y étaient liés […]
En 2002, notre association s’est occupée d’un cas de torture commis par le service de sécurité national. Ils avaient torturé puis tué un jeune homme avant de jeter son corps dans la rivière. Nous avons attiré l’attention sur cette affaire et sur le problème de la torture en Ouzbékistan. Cela a abouti à faire condamner les trois représentants de la sécurité nationale qui avaient torturé ce jeune homme. Deux ont été condamnés à 15 ans et le troisième à cinq ans de prison.
Après cela, comme beaucoup de personnes, en particulier des jeunes, étaient accusées d’extrémisme religieux et étaient torturées par le service de sécurité nationale, j’ai attiré l’attention sur ce problème. C’est ainsi que le gouvernement a commencé à faire pression sur moi et notre association, en m’accusant d’être une espionne de pays étrangers et en disant que notre association menait des activités contre la sécurité du gouvernement.
Après 2002, l’ordre a été donné de fermer notre association. Après cet événement-là, je suis devenue ennemie du gouvernement ouzbek et cela a encore renforcé mon engagement […]
En 2005, ils ont fabriqué une affaire de toutes pièces disant que j’avais violé les lois économiques et m’ont emprisonnée. Avant mon procès, ils ont détruit tous les documents de mon association, tout ce qui avait trait aux cas que nous défendions. Ils voulaient détruire tout ce qui était lié à mon association et à mon passé.
Une émotion indescriptible
Plusieurs jeunes hommes s’adressent à moi en m’appelant «tante» et me considèrent comme un membre de leur famille parce que je les ai défendus et ai contribué à leur libération alors qu’ils avaient été accusés de différents crimes sur la base d’affaires fabriquées ; ils avaient été emprisonnés et torturés. Quand je me rappelle de cela et quand ils m’appellent ainsi, cela me montre vraiment que tout ce que j’ai fait était important.
Je me rappelle notamment du cas d’un jeune homme qui est devenu handicapé durant son procès parce qu’il était torturé par les agents de la sécurité nationale. C’est sa famille qui s’est adressée à moi pour que je suive son
cas […]
Je me souviens lorsque ses proches m’ont appelée à 3 heures du matin et que sa mère a commencé à crier: « Mutabar, mon fils, a été libéré grâce à toi!».
C’était un moment très fort […] La veille, sa mère avait beaucoup pleuré en disant: «Je ne demande pas qu’il soit libéré, mais au moins que je puisse le voir une fois parce que je suis vieille; je vais peut-être mourir bientôt». Et comme elle était seule chez elle cette nuit-là et qu’il y avait une coupure d’électricité, elle était sortie dans la cour. Alors qu’elle réfléchissait, elle a vu la porte s’ouvrir et une personne entrer. Elle voyait l’ombre, mais ne savait pas qui était cette personne […]
Et son fils a alors dit: «C’est moi». Sous le coup de l’émotion, elle a perdu conscience et a été hospitalisée, mais elle a dit à ses proches: «Personne n’appelle Mutabar, c’est moi qui vais lui annoncer cette nouvelle». Alors qu’elle était hospitalisée, elle m’a appelé en criant: «Mutabar, mon fils est revenu!» Lorsque j’ai pu aider ces personnes dont les droits étaient violés, surtout ces personnes qui devaient être emprisonnées et torturées, je ne peux pas décrire avec des mots les émotions qui m’envahissaient; c’était vraiment indescriptible.
La prisonnière de l’île de la torture
Avant mon emprisonnement, je luttais contre les violations des droits de l’homme en tant que représentante de mon association. Mais ayant moi-même été victime de torture durant mon emprisonnement, j’ai aujourd’hui encore plus conscience de l’urgence qu’il y a à lutter contre ce fléau. Je peux comprendre personnellement comment se sentent ces personnes qui sont torturées en prison.
J’ai écrit un livre, qui s’appelle La prisonnière de l’Île de la torture1, dans lequel je raconte mon expérience. J’ai passé 970 jours en prison et, durant mon emprisonnement, j’ai senti ce que c’était que d’être torturée et j’ai observé la vie des personnes en prison. J’en ai rencontré plusieurs, surtout des personnes injustement emprisonnées comme moi, et je pense que ce livre aidera à attirer l’attention sur ce problème en Ouzbékistan.
Notre association basée en France continue à défendre les droits de l’homme en Ouzbékistan et à faire campagne pour attirer l’attention sur la situation dans le pays et à lutter contre la torture et pour la libération des prisonniers politiques. Nous venons de créer un groupe, qui s’appelle
«Vie sans torture», composé de victimes de torture, de membres de leurs familles et que nous avons l’intention d’enregistrer aux États-Unis. Lorsque les représentants du pouvoir d’Ouzbékistan participent à des événements internationaux comme l’assemblée générale de l’ONU, ils prétendent que les droits sont respectés et qu’il n’y a pas de torture dans ce pays. Notre rôle sera d’organiser des manifestations devant le bâtiment, en brandissant des portraits de victimes de torture, et de les faire témoigner, ainsi que leurs familles.
«Quand vous serez libérée, vous devrez louer un camion pour ramener tout le courrier que vous avez reçu»
Il faut avouer qu’avant mon emprisonnement, je ne connaissais pas d’organisations internationales, je ne connaissais même pas leur nom et je ne travaillais jamais avec elles […]
Quand j’étais en prison, j’ai entendu qu’il y avait des associations internationales qui luttaient pour ma libération et attiraient l’attention de la communauté internationale sur mon cas […]
Les autorités de la prison ne me permettaient pas de voir mes proches et, sur les deux ans et huit mois que j’ai passés en prison, j’ai passé plus de 100 jours à l’isolement. Quand il faisait très froid, ils me mettaient à l’isolement avec des habits d’été.
À cette époque-là, ma famille avait perdu espoir. Ils ne me voyaient pas et ne savaient pas si j’étais vivante ou comment j’allais. Ils étaient perdus et ne savaient plus quoi faire. Ils ont commencé à recevoir des cartes postales, des lettres du monde entier et cela les a encouragés, leur a remonté le moral et donné de l’espoir. Ces courriers étaient aussi envoyés en prison, sur le lieu de mon emprisonnement, et quand les autorités pénitentiaires les recevaient, ils me convoquaient pour me demander pourquoi je recevais des lettres de l’étranger, si j’avais visité un pays étranger […]
Quand je leur demandais de me montrer ces courriers, ils refusaient de me les montrer et me disaient:
«Quand vous serez libérée, vous devrez louer un camion pour ramener tout le courrier que vous avez reçu». Quand j’ai été libérée, je suis allée voir les autorités pénitentiaires pour réclamer qu’ils me rendent tous ces courriers. Ils m’ont expliqué que tout avait été brûlé.
Toutes les campagnes menées par les organisations internationales comme l’ACAT ou d’autres ont été très importantes, non seulement pour le moral des prisonniers torturés, mais aussi parce que cela exerçait une pression sur les autorités pénitentiaires. Elles savaient que la personne était suivie, qu’elle recevait chaque jour des courriers de l’étranger, ce qui améliorait sa situation.
Je sais que, dans le contexte de l’Ouzbékistan, ce n’est pas toujours facile de contribuer à la libération des prisonniers par le biais de ce type de campagnes. Il n’en demeure pas moins que ces campagnes ont aidé à améliorer la situation des prisonniers, notamment pour faire cesser la torture et améliorer leur traitement par les gardiens, et qu’elles ont contribué à ouvrir les portes de la prison pour certains d’entre eux.
Vaincre la torture en Ouzbékistan pour les 50 ans de l’ACAT?
Je souhaite à l’ACAT que son activité s’élargisse, ainsi que les campagnes pour soutenir les personnes qui sont en prison ou torturées dans les pays étrangers, et leurs familles.
Que l’ACAT soit connue par ces personnes car cela contribue à améliorer leur situation et soutient les familles qui sont dans un état de désespoir. Je souhaite que les peuples des pays autoritaires où la torture est pratiquée sachent qu’il existe une telle association qui soutient les personnes torturées et leurs familles.
J’aimerais mentionner le cas des 29 demandeurs d’asile ouzbeks emprisonnés et torturés au Kazakhstan, une affaire que l’ACAT a suivie de près, notamment en déposant plainte auprès de l’ONU, ainsi que l’affaire Lara Fabian, qui a refusé de faire un concert en Ouzbékistan alors qu’elle était invitée par la fille du président, affaire dans laquelle l’ACAT est intervenue.
Pour finir, je voudrais juste féliciter tous les membres de l’ACAT, ainsi que toutes les personnes qui y travaillent bénévolement ou en tant que salariées. Et j’espère que lorsque nous fêterons votre 50ème anniversaire, on pourra parler de victoire en ce qui concerne les pays dictatoriaux comme l’Ouzbékistan.
1. En cours de traduction en français
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